Protection de la Nation, état d'urgence et déchéance de nationalité : ma position

Protection de la Nation, état d'urgence et déchéance de nationalité : ma position

Le débat sur le projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation proposant de faire entrer dans notre COnstitution l'état durgence et la déchéance de nationalité a eu lieu les 16 et 17 mars 2016 au Sénat.

J'ai assisté et participé aux débats dans l'hémicycle.

Voici mon intervention en séance pour explication de vote sur l'article 1 au nom de mon groupe parlementaire, le RDSE, le jeudi 17 mars 2016 :

" Mme Françoise Laborde. Pour beaucoup d'entre nous, l'examen de ce projet de loi constitutionnelle est délicat.

Il a été présenté comme une réponse aux attentats de janvier et novembre 2015 – ce qu'il ne peut pas être –, dont le souvenir douloureux ne nous a pas quittés.

Différentes versions du projet de loi constitutionnelle se sont succédé. Aujourd'hui, c'est au tour du Sénat et de chacun des sénateurs d'assumer sa part de pouvoir constituant. Aussi, je tiens à faire connaître ma position et mon vote sur l'article 1er relatif à la constitutionnalisation de l'état d'urgence.

Mes chers collègues, j'ai fait le choix, comme d'autres membres de mon groupe, de voter en faveur d'un certain nombre d'amendements qui améliorent très nettement le texte transmis par l'Assemblée nationale, autant que faire se peut.

Il s'agit de modifications qui visent à apporter de plus grandes garanties à l'exercice des libertés individuelles et publiques, auxquelles je suis très attachée. Des garanties juridictionnelles, en aménageant un rôle plus important au Conseil constitutionnel, et surtout au juge judiciaire, véritable gardien des libertés individuelles. Des garanties procédurales également, par le renforcement des pouvoirs de contrôle et d'information du Parlement, comme rempart aux dérives autoritaires.

Une fois de plus, le travail du Sénat est synonyme d'amélioration et de protection des libertés. Mes votes sur plusieurs des amendements que nous venons d'examiner avaient pour principal objectif de le souligner.

Toutefois, il m'est impossible d'approuver maintenant l'article 1er, même profondément amendé et amélioré par notre Haute Assemblée.

En effet, je suis fermement opposée au principe même de cette entreprise constitutionnelle qui m'apparaît inutile et inefficace. Je fais partie de celles et ceux qui considèrent que les dispositions prévues à l'article 1er n'ont pas leur place au sommet de notre hiérarchie des normes.

Il me semble en effet que la rédaction actuelle de la Constitution nous permet d'emprunter le chemin des lois ordinaires pour apporter les réponses aux attentes de nos concitoyens, qu'il s'agisse du renforcement de leur sécurité, de la garantie de leurs libertés ou de la poursuite des responsables d'attaques terroristes.

À l'heure actuelle, l'état d'urgence est déjà une réalité juridique dans notre pays, en application de la loi du 3 avril 1955. J'ai d'ailleurs voté ici même pour son instauration, le 20 novembre 2015, puis pour sa prorogation, le 9 février dernier. Par conséquent, vous l'aurez compris, je voterai contre cet article 1er.

C'est Jacques Mézard, le Président du groupe RDSE qui est intervenu dans la discussion générale et je partage entièrement sa position :

Voici le texte de son intervention dans la discussion générale, le 16 mars 2016 :

" M. Jacques Mézard. Madame la présidente, monsieur le Premier ministre, messieurs les ministres, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, moins d'un an après l'attentat visant Charlie Hebdo, le 13 novembre, un groupe terroriste comprenant en son sein des nationaux français a commis un acte monstrueux, anéantissant des vies innocentes au moment où ces victimes exprimaient leur appétit de vivre, un acte destiné à frapper la France en son cœur, la France et son image insupportable pour ceux qui prétendument au nom de Dieu ont pour croyance la haine et l'intolérance.

La France, dans un élan spontané d'unité nationale, a exprimé d'une seule voix dans chaque commune, dans chaque ville son rejet de tels actes et son attachement aux valeurs fondamentales de la République. L'union sacrée, un siècle après, a toujours le même sens : c'est la révolte contre l'agression à l'encontre de la Nation et de ses enfants.

Le chef de l'État, quelques heures après l'odieux attentat, a réuni le Parlement en Congrès. Il a eu raison de provoquer ce moment au cours duquel, au-delà des sensibilités diverses, la représentation nationale a fait bloc dans l'émotion. Les applaudissements et La Marseillaise chantée à l'unisson consacraient ce moment fort sans préjuger d'initiatives à venir.

Passé ce moment, fallait-il transposer cette émotion dans un texte constitutionnel ? L'union était faite dans l'opinion ; était-il opportun de risquer de la fissurer par des propositions potentiellement clivantes et un débat coupé des préoccupations des Français ?

Dans mon intervention devant le Congrès, j'avais clairement affirmé « l'impérieuse nécessité, plutôt que de légiférer constamment en réaction aux événements, d'appliquer les lois existantes dont l'arsenal est la plupart du temps suffisant ». J'ajoutais : « aujourd'hui, nos concitoyens n'attendent pas de nouvelles lois, mais de l'action en exécution des lois existantes de la République ». Nos concitoyens veulent de la sécurité, de l'emploi, du pouvoir d'achat.

Nous comprenons la volonté exprimée par l'exécutif, à commencer par vous, monsieur le Premier ministre, qui avez su faire face dans l'épreuve avec M. le ministre de l'intérieur, de rassembler et de rassurer les Français, et l'on peut comprendre ce texte constitutionnel comme un message à nos concitoyens. Cependant, ce message a-t-il aujourd'hui la capacité d'être un instrument de rassemblement et d'unité ? N'est-il pas devenu un instrument de division à l'intérieur même de chacune des familles politiques de la Nation ?

Face à ces questions, le groupe que j'ai l'honneur de présider émettra une réponse majoritairement négative sur l'ensemble du texte quelle que soit sa version. D'autres de nos collègues souhaitent pouvoir adresser un message de soutien au Gouvernement ou tout simplement restent convaincus de l'opportunité de ce texte. Ces expressions diverses sont profondément respectables.

Je vais exposer les raisons pour lesquelles majoritairement mon groupe n'approuve pas le projet de révision de la Constitution sous ses diverses formulations. J'ouvrirai préalablement une parenthèse importante pour dire au président Philippe Bas le respect que nous avons pour la qualité de son rapport et l'amélioration qu'il constitue par rapport au texte issu des travaux de l'Assemblée nationale.

M. Philippe Bas, rapporteur. Merci !

M. Jacques Mézard. Soyons clairs, pour nombre d'observateurs et de citoyens, ce débat est devenu vicié. Il ne serait pas sain de jouer à qui piège l'autre, d'autant que, in fine, mes chers collègues, le piège se refermera sur tous !

Mme Catherine Troendlé, vice-présidente de la commission. Tout à fait !

M. Jacques Mézard. La Constitution a besoin de stabilité. Il n'est pas indispensable que chaque Président de la République laisse à la postérité un grand monument, un article de la Constitution, ou les deux.

Et si la Constitution justifie une évolution, celle qui est urgente, c'est de rétablir un équilibre des pouvoirs dans cette République où le pouvoir est trop concentré à l'Élysée et dans les mains de la haute fonction publique, où le contre-pouvoir sera donc de plus en plus celui de la rue et des réseaux sociaux, à défaut d'un Parlement fort et indépendant.

Nous avons aussi le devoir de répondre à la question : pourquoi des Français ont-ils commis ces actes barbares ? Nous avons le devoir, dans la durée, de donner un sens concret au besoin de mixité sociale, de résoudre l'équation d'une faillite éducative, de nous interroger sur la politique menée par l'Occident au Moyen-Orient et au Maghreb.

On peut multiplier les lois pénales, les sanctions, chasser ces criminels de la communauté nationale, croyez-vous que cela effraiera des êtres prêts à se faire exploser ? Leur comportement est d'abord le prix de l'inculture, de l'illettrisme, et disons-le, en France, de la montée insuffisamment contrôlée des communautarismes, incompatibles avec la République une, indivisible et laïque. Pour nous, il ne saurait exister de concession avec le communautarisme, qui est le poison moderne de notre société.

Monsieur le Premier ministre, je tiens à saluer votre position quant aux dérives de l'Observatoire de la laïcité,…

M. Roger Karoutchi. Très bien !

M. Jacques Mézard. … mais il est urgent que certains se consacrent à la transition énergétique et non à la transition communautariste !

Que chacun vive sa religion ou son athéisme dans la sphère privée en pleine liberté, mais notre société, notre Nation n'ont en aucun cas à adapter leurs règles ou coutumes aux injonctions de quelque religion que ce soit !

Lorsque le Gouvernement a mis en place l'état d'urgence, il nous a trouvés à ses côtés. La vraie difficulté est d'en sortir sans l'instaurer dans la loi de tous les jours. Lorsque le Gouvernement consacre de nouveaux moyens humains et matériels à la lutte antiterroriste, nous sommes à ses côtés ; c'est cela qu'attendent les Français, non la constitutionnalisation de l'état d'urgence et de la déchéance de nationalité.

Nous considérons majoritairement que ce projet de loi constitutionnelle est inutile, peut-être délétère. On ne peut passer sous silence les positions critiques de très nombreux universitaires, de juristes, d'anciens présidents du Conseil constitutionnel, ni les obstacles et conséquences à l'échelon international des traités signés et non ratifiés ; je pense également aux réactions de pays concernés par le nombre important de binationaux.

Revenons à l'origine de ce projet de loi, soyons précis ! Que disait le chef de l'État à Versailles ? Qu'il fallait : « disposer d'un outil approprié afin que des mesures exceptionnelles puissent être prises pour une certaine durée sans recourir à l'état d'urgence ni compromettre l'exercice des libertés publiques. » Copie rejetée par le Conseil d'État et donc première contradiction avec le Congrès de Versailles : on met l'état d'urgence dans la Constitution !

Quant à la déchéance de nationalité, le Président de la République n'a aucunement parlé de sa constitutionnalisation dans le discours applaudi par nous tous. Évitez donc l'argument selon lequel, ayant applaudi à Versailles, nous étions d'accord sur ce projet : ce n'est pas la réalité !

Quant au Conseil d'État, rappelons que, en 2008, il s'était opposé au projet de constitutionnalisation de l'état d'urgence proposé par le comité Balladur.

Devant notre commission des lois, le président Sauvé a souligné son opposition à l'extension de la déchéance aux délits et, en réponse à l'une de mes questions, il a déclaré : « Faut-il une révision constitutionnelle ? Ce n'est pas nécessaire au regard du principe d'égalité. Mais le Conseil d'État a considéré qu'il y aurait un risque suffisamment sérieux à s'en dispenser. » Il a ajouté : « Dans la question qui nous était posée, l'apatridie était exclue. Le problème est donc absent de notre avis. »

Dans ces conditions, se prévaloir de la bénédiction du Conseil d'État est pour le moins téméraire, voire spécieux !

Monsieur le président de la commission des lois, s'il fallait bâtir un socle pour rejeter ce projet de loi constitutionnelle, on trouverait le béton le plus solide dans votre rapport.

Permettez-moi de vous citer des extraits de votre excellent travail, figurant à la page 104 et suivantes de votre rapport : « Première question : cette révision constitutionnelle est-elle nécessaire ? Si nous étions des universitaires appelés à donner un point de vue juridique, nous aurions les plus grands doutes. Mais il ne s'agit pas ici que de droit. » Cela pourrait d'ailleurs m'inquiéter !

Sur le refus de consultation du Conseil constitutionnel en amont sur la conformité de la loi de 1955 à la Constitution, vous ajoutez : « Néanmoins, le Conseil constitutionnel a depuis été saisi à trois reprises par la voie de la question prioritaire de constitutionnalité. Il avait, auparavant, déjà estimé que la Constitution de 1958 n'avait pas pour effet implicite d'abroger l'état d'urgence ; cette fois, il a jugé conformes à la Constitution les mesures prises dans le cadre de l'état d'urgence depuis novembre, qu'il s'agisse des assignations à résidence, des limitations apportées à la liberté de réunion et de manifester ou des perquisitions ; seule la possibilité de saisir des données informatiques a été censurée, car jugée trop intrusive. »

« Par conséquent – ajoutez-vous –, l'état d'urgence ne présente clairement aucun risque d'inconstitutionnalité. »

M. Philippe Bas, rapporteur. Exactement.

M. Jacques Mézard. Malgré cela, vous acceptez la constitutionnalisation pour mieux encadrer l'état d'urgence et empêcher que l'on déroge à des garanties fondamentales. Vous vous livrez ainsi, permettez-moi de le dire, à une remarquable acrobatie intellectuelle.

M. Pierre-Yves Collombat. Oui remarquable !

M. Jacques Mézard. Elle ne saurait pourtant effacer les objections de nos meilleurs constitutionnalistes, même si nous souscrivons à vos excellents amendements.

M. Philippe Bas, rapporteur. Merci !

M. Jacques Mézard. Entendu par la commission, le professeur Olivier Beaud a déclaré : « Prétendre justifier la constitutionnalisation de l'état d'urgence par un renforcement de l'État de droit, c'est absurde ! » Il a ajouté : « Comme les juristes qui s'y sont essayés l'ont constaté, il est très difficile de limiter un pouvoir d'exception. » Réfléchissons à cela !

Il a indiqué également : « Il y a une contradiction entre l'état d'urgence, mesure temporaire qui doit répondre à une menace temporaire, et le nouveau terrorisme, qui est une menace épisodique, mais par nature permanente. » C'est le fond de ce débat, il est impératif de réfléchir à cette question.

Revenons à vos propos, monsieur le président Bas. Je vous cite de nouveau : « La question de la déchéance de nationalité est plus délicate. Comme pour l'état d'urgence, on peut la trancher en invoquant l'absence de nécessité juridique. Le Conseil d'État s'est borné à soulever un risque d'inconstitutionnalité ; seul le Conseil constitutionnel en est juge. À la vérité, je crois ce risque faible. » « Par conséquent – ajoutez-vous –, l'inscription de cette mesure dans la Constitution ne répond pas à un besoin. » Vous l'écrivez ! Et vous poursuivez : « Je suis donc plus embarrassé pour la déchéance de nationalité que pour l'état d'urgence : admettre son inscription dans la Constitution me demande un effort. »

De grâce, assez de souffrances et d'efforts, mes chers collègues ! (Rires et applaudissements.)

Souscrivons à la très sage analyse de Robert Badinter : « Il n'est point besoin enfin de recourir à une révision constitutionnelle. Il suffirait au Parlement de remplacer dans l'article 25 du code civil la référence à celui "qui a acquis la qualité de Français" par la mention "tout Français" ». C'est le chemin de la sagesse !

Mes chers collègues, les Romains, lorsqu'ils voulaient écarter de la communauté des citoyens, utilisaient la damnatio memoriae, en effaçant le souvenir de la personne concernée de la mémoire collective.

M. Jean Bizet. C'est exact !

M. Jacques Mézard. N'est-ce pas plus sage que d'infliger une sanction de déchéance, laquelle sera reçue comme une décoration par les terroristes ?

En nous souvenant toujours des faits odieux et de la souffrance des victimes, faisons que les assassins tombent sous les balles de nos forces de sécurité, ou, pris vifs, expient dans les quartiers de haute sécurité, mais que leur nom même rejoigne définitivement la pénombre. Cela vaudra toutes les déchéances.

Pour conclure, je dirai un mot sur le travail de notre Haute Assemblée, quel que soit le vote final. Le Sénat a su exprimer sa capacité de réflexion, le recul qu'il sait prendre par rapport aux effets médiatiques et son attachement viscéral à la défense des libertés publiques et individuelles. Il montre ainsi à ceux qui veulent le supprimer ou le dévitaliser que son existence est consubstantielle aux principes qui ont fondé notre République. (Applaudissements sur les travées du RDSE, du groupe CRC, de l'UDI-UC et du groupe Les Républicains. – Mme Marie-Noëlle Lienemann applaudit également)

 

Explication de vote sur l'article 2 de M. MEZARD au nom du groupe RDSE :

"M. le président. La parole est à M. Jacques Mézard, sur l'article.

M. Jacques Mézard. Cela ne vous surprendra point que je ne vote pas cet article 2. Je n’ai d’ailleurs pas voté l’article 1er.

Je maintiens avec conviction que ce texte, tel qu’il est rédigé, n’est pas un texte de rassemblement. Je maintiens que la constitutionnalisation de la déchéance de nationalité, comme de l’état d’urgence, n’est pas utile. On nous a longuement expliqué hier, et encore aujourd’hui, qu’il s’agissait d’un symbole. En ce qui me concerne, je suis toujours inquiet quand on parle plus de symbole que de droit.

Certes, il est important d’adapter le droit aux évolutions de la société – la loi n’est pas immuable, non plus que la Constitution –, mais utiliser un projet de loi constitutionnelle pour des objectifs qui me paraissent malheureusement peu conformes avec l’idée de rassemblement, ce n’est pas bien. Nous ne devons pas choisir cette voie pour rassembler les Français dans la lutte contre le terrorisme.

Nous sommes tous ici convaincus qu’il est nécessaire de tout faire pour lutter contre les terroristes, du point de vue tant matériel et humain que législatif. Il y a d’ailleurs eu des modifications législatives importantes lorsque la loi relative à l’état d’urgence est venue en discussion. Tout a été très bien fait à cet égard. Maintenant, arrêtons ! L’urgence, mes chers collègues, c’est que ce projet de loi constitutionnelle tombe en déchéance. Il n’est pas sain de poursuivre longuement ce débat. Nos concitoyens attendent autre chose.

Pour conclure, monsieur le garde des sceaux, je vous dirai que la pratique du « Sénat bashing » n’est pas non plus un bon moyen de rassembler les Français. N’essayez pas de faire de notre assemblée le bouc émissaire de l’échec du projet de révision constitutionnelle !

(Applaudissements sur les travées du RDSE, de l'UDI-UC, du groupe Les Républicains et du groupe CRC, ainsi que sur quelques travées du groupe socialiste et républicain)"

 

Le vote solennel a eu lieu au Sénat le 22 mars 2016.

 

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